dans Les nuits de Machhad, un film d’Ali Abbasi.
La religion donne espoir et bonheur aux gens et répond à toutes les questions existentielles. Elle apaise les angoisses des hommes, les rassure sur leur existence et sur l’après. Elle met en place des interdits et des restrictions. Elle maintient l’homme dans la situation de la faiblesse de l’enfant qui croit en l’omnipotence de Dieu, comme à celle de son père. La psychanalyse a démontré que l’origine de la religion s’appuie sur le sentiment d’impuissance ressenti par l’adulte dans son enfance. Pour autant, Sigmund Freud, de religion juive, non pratiquant, considère que la psychanalyse est compatible avec la foi qui s’analyse sur le divan. On peut suivre une analyse et continuer à être croyant.
Machhad, célèbre ville de pèlerinages au nord-est de l’Iran, se concentre autour du mausolée de l’imam Reza, le huitième imam chiite mort en 818 et le seul à être enterré en Iran. Dans cette ville saturée du religieux, les prostituées craignent d’être l’une des prochaines victimes du tueur en série, qui annonce à la presse dès le lendemain de son forfait où trouver la morte, étranglée de son foulard. Le spectateur apprend rapidement que l’assassin est un maçon, marié et père de famille, Saeed Saleh (interprété par Mehdi Bajestani), qui s’est donné comme mission divine de nettoyer la ville de ces femmes impures. La police peu motivée échoue dans ses recherches et une journaliste déterminée, en provenance de Téhéran, Rahimi (Zahra Amir Ebrahimi) enquête. Le film est inspiré des actes de Saeed Hanaei, qui en 2000 et 2001 à Mashhad a tué seize prostituées de la ville. Arrêté, il est condamné à mort par pendaison.
La religion, un surmoi autoritaire
La religion suinte à travers toutes les images des Nuits de Machhad. Le jour comme la nuit. La loi de la religion absorbe la justice du pays, le monde professionnel, la famille. A Machhad, la police ne met pas l’ardeur nécessaire à trouver des indices pour identifier le coupable et pour la population locale, tuer 16 femmes en quelques mois – 200 sont prévues à l’agenda du tueur – est signe de moralité religieuse. Pour les juges, la décision de mettre à mort le serial killer répond plus à une nécessité politique et contingente qu’à un souci de justice. Et jusqu’au dernier moment, S. Saleh va croire à des arrangements entre Dieu et les hommes qui lui permettraient de rester en vie. Ces meurtres sont commis sur des femmes considérées comme immorales sous le prisme religieux, indignes de vivres, tant par les parents qui ne les reconnaissent plus comme leurs filles, que par la conscience populaire. Elles sont de fait déchues de leur droit de vivre, sans le filtre d’une analyse sociale de leurs conditions de vie. S. Saleh, vétéran de la guerre Iran-Irak (1980-1988), remet sa raison de vivre à un Dieu punitif. C’est un homme qui est sous contrôle permanent, et qui lâche ses pulsions dans les meurtres, pour lesquels il se convainc d’être approuvé par Dieu, au nom duquel il s’est battu.
Sigmund Freud, l’Avenir d’une illusion (1927)
Pour Sigmund Freud, dans L’Avenir d’une illusion (1927), être civilisé, c’est maîtriser ses pulsions. L’être humain a en lui une dimension destructrice, antisociale et anticivilisationnelle. Maîtriser ses pulsion c’est accepter le vivre ensemble, c’est être civilisé. S. Saleh n’a pas renoncé à ses pulsions de meurtre, car elles sont légitimées par la morale religieuse autoritaire chiite en Iran. Son surmoi s’est construit sous l’autorité religieuse et mystique, à l’effigie de l’imam Reza. L’interdit du meurtre n’est pas intériorisé et serait plutôt encouragé pour répondre à la nécessité de pureté morale dans cette ville sacrée. S. Saleh commet ses forfaits la nuit, pour répondre à son désir de pureté morale mais il est aussi submergé par ses pulsions de mort au quotidien, ce qui est montré lors du pique-nique en famille : alors que ses enfants jouent au ballon, il le reçoit dans le cou 1 et ne peut contenir sa colère vis-à-vis de son fils qu’il tente de frapper. Sa femme tient à donner l’image d’une famille unie et heureuse et tente de calmer le père et l’enfant.
L’émergence d’une identité double, d’un faux semblant
S. Saleh donne un cadre affectif et tendre à ses enfants, sa petite fille, son fils, mais n’est pas maître de ses pulsions destructrices fondées sur la soumission religieuse. Comme si les deux identités se débattent en lui. Sa personnalité est construite sur un faux self, un faux semblant. Sa pratique religieuse, ses prières servent de paravent à ses pulsions meurtrières. Sa personnalité est clivée entre ses deux aspirations, l’une sous l’apparence d’un homme moralement irréprochable – un père de famille qui s’occupe de ses enfants, marié avec une femme respectueuse des commandements religieux – et une autre plus profonde, cachée à laquelle il donne accès tout en restant fidèle aux injonctions religieuses : être un homme pur dans une ville apurée de ses femmes immorales. En donnant de l’importance aux apparences sociales et aux exigences religieuses, le tueur ignore son état de déchéance intérieure, montré à la fin du film. Il finit par ne plus maîtriser ses gestes et perd le contrôle de lui-même dans la réalisation des meurtres. La machine huilée s’enraye et le tueur n’est plus un vivant, mais une image ternie, un simulacre de sa propre vie.
L’analyste-journaliste
La journaliste analyse les faits, cherche les indices, les preuves autour du meurtre. Elle est celle qui analyse le fonctionnement du religieux dans cette société iranienne, dans laquelle elle est née et où elle vit. Avec l’analyste-journaliste, s’ouvre une porte vers une dénonciation de l’illusion de vies accomplies, rapidement refermée par les scènes de la foule, ralliée à la cause du tueur et aussi par la dernière scène du film dans laquelle le fils décrit avec jouissance et contentement la méthode de son père pour assassiner les prostituées.
La religion et la société
S. Freud défend l’idée que la religion apporte un réconfort à l’homme. Ali Abbasi défend l’idée que la religion génère une libération non maîtrisée des pulsions destructrices, une impossibilité à vivre en société, qui intègrerait les hommes et les femmes en interlocuteurs égaux. L’éducation des enfants est moulée dans le religieux et ne peut les mener à une expression authentique de leur intelligence. Le fils de S. Saleh est doublement soumis, d’une part au catéchisme musulman iranien de cette société et d’autre part à son père géniteur qui participe à la construction de son identité. Avec un père de surcroît devenu un héros populaire. Une analyse du fils serait la bienvenue !
Dans l’Avenir d’une illusion S. Freud affirme que si l’illusion religieuse s’effondre, le système s’effondre. Et c’est aussi cela que les autorités de la justice, les autorités religieuses maintiennent avec tact. On punit un homme mais on laisse le système continué tant au niveau de l’éducation des enfants, que de la place des femmes dans la société qui ne raisonne pas quant à la souffrance des ces femmes qui se prostituent. Cette soumission ne peut laisser la place au raisonnement. La fin du film ne permet pas de penser à un meilleur avenir civilisationnel. Car une gangue religieuse enferme les individus dans une contrainte surmoïque si forte que l’identité individuelle et authentique ne peut advenir.
Ali Abbasi, ses films
Ali Abbasi est né en Iran en 1981, de nationalité danoise ou suédoise. Son premier long métrage, Shelley en 2016 met en scène un couple et leur gouvernante roumaine, Elena. La femme du couple ne peut pas vivre de grossesse d’enfant et sollicite Elena pour porter son bébé. Son film sorti en 2018 Border s’intéresse à la frontière entre l’humanité et l’animalité. Les nuits de Mashhad (en 2022) est le troisième film d’Ali Abbasi qui continue de construire des univers fantastiques, paranormaux ou religieux traversés en suivant le fil d’une intrigue policière.
1Dans son film Shelley (2016), Ali Abbasi filme le cou de la gouvernante Elena avec tendresse et sensualité.
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